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Analyse du vote du 24/09/2003 au parlement européen

Posté le mercredi 1er octobre 2003 par François PELLEGRINI

Introduction

Ce texte analyse le vote du Parlement Européen consécutif à
l’adoption, en première lecture, du rapport amendé de la rapporteure
Arlene MacCarthy sur la proposition de Directive COM2002(92) [1] relative à la
« brevetabilité des inventions implémentées par
ordinateur
 ».

Ce rapport a été adopté, certes, mais la proposition de directive ne
ressemble plus guère à celle que nous avons combattue, car les
nombreux amendements qui ont été votés [2] ont trensformé une directive légalisant les brevets
logiciels [3] en directive
interdisant les brevets logiciels [4].

On peut donc considérer ce vote comme une victoire, même si le texte
ainsi amendé doit repasser devant la Commission Européenne et le
Conseil, où le lobby pro-brevets, constitué en un « groupe
de travail sur la propriété intellectuelle », est très
puissant et fera tout pour défaire ce qui a été accompli.

Quelques termes importants

Il est impossible de comprendre la portée de la directive
sans une petite explication de texte des termes principaux
utilisés pour sa rédaction.

« effet technique »
Au sens de la loi des brevets, comme dans l’esprit de la plupart des gens, une invention est un dispositif ou un procédé matériel apportant une solution à un problème concret : machine à vapeur, régulateur de vitesse pour machine à vapeur, fil à couper le beurre, etc. Pour éviter que le brevet ne soit appliqué à des disciplines non industrielles, la plupart des offices de brevets ont donc défini que, pour être brevetable, une invention, en plus de sa nouveauté et de son inventivité, doit avoir un « caractère technique ». Ce terme n’a malheureusement pas été défini précisément à l’époque, mais il était entendu comme le fait que l’invention ait un effet physique déterminé sur son environnement.
De même, à l’origine, toutes les fonctions logiques servant au pilotage de ces inventions étaient réalisées par matériel (mécanique, hydraulique, puis électronique), mais avec l’irruption de l’informatique, de plus en plus de ces fonctions logiques ont été réalisées par logiciel, « dématérialisant » petit à petit la réalisation de ces inventions. Néanmoins, et c’est là le point critique de la bataille en cours, ces fonctions logiques, qu’elles soient réalisées par matériel ou par logiciel, sont abstraites, et donc non brevetables. Ainsi, on peut breveter un régulateur de vitesse à boules, purement matériel, sur la base de la mise en oeuvre de la force centrifuge pour réguler l’admission de vapeur dans les cylindres, si cela est innovant (et ça l’était dans les années 1770). De même, on peut breveter un régulateur de vitesse basé sur un capteur optique mesurant la vitesse de rotation de l’axe de la machine, et agissant par un servo-moteur sur l’admission de vapeur, si cela n’a pas déjà été fait, mais le fait que la fonction logique de contrôle soit réalisée par logiciel ne rend pas celui-ci brevetable, car ce processus de contrôle est immatériel, tout comme le principe de la force centrifuge qui est employé par le régulateur à boules. De la même façon que l’on ne peut pas breveter la force centrifuge, mais sa mise en oeuvre dans le cadre d’un dispositif donné, il est possible de breveter le dispositif de régulateur informatisé, mais pas le logiciel qu’il contient.
C’est justement cela que la CEB de 1973 a repris dans ses articles 52.2c et 53 : un dispositif hybride faisant intervenir du matériel et du logiciel est brevetable si la partie matérielle constitue une invention, mais le logiciel, en tant que tel (« as such »), n’est pas brevetable, et doit donc être exclu des revendications du brevet.

Cependant, alléchés par les revenus qu’ils pourraient en tirer, tant
les offices de brevets que les grandes entreprises du secteur du logiciel
ont cherché à rendre ceux-ci brevetables. Pour cela, ils ont perverti
le sens du « as such », arguant que
si les logiciels en tant que tels n’étaient pas brevetables, un logiciel
utilisé dans un contexte technique donné l’était, car il était la cause
de l’effet technique produit par l’invention. Ce raisonnement est bien sûr
absurde, car tout logiciel ne fait que manipuler des données abstraites, et
un tel logiciel, mis en oeuvre au sein d’un émulateur logiciel, s’exécute
sans produire d’effet technique, ce qui montre bien que l’effet technique
n’est absolument pas lié au logiciel mais aux effecteurs matériels que le
logiciel commande.
C’est pour cela que, pour limiter la brevetabilité aux seuls
composants matériels des inventions, en excluant le logiciel, il
suffit de dire que ne sont considérées comme techniques que les
innovations nécessitant « l’utilisation de forces
contrôlables de la nature
 ».


« invention implémentée par ordinateur »
Ce terme, créé par le lobby pro-brevets, est volontairement confus, et destiné à tromper les décideurs politiques sur la portée de la directive ; il sert en fait à contourner l’Article 52.2c de la Convention Européenne du Brevet (CEB) de 1973, qui exclut avec raison les logiciels du système des brevets.
L’objet prétendu de la directive était de préciser les conditions de brevetabilité pour les dispositifs hybrides, mêlant matériel et logiciel, et que c’étaient ces inventions hybrides que l’on désignait sous le terme d’« inventions implémentées par ordinateur ». En fait, comme il apparaîssait à une lecture plus approfondie du rapport de Mme MacCarthy, ainsi qu’à un décryptage des articles de la directive, celle-ci ne permettait pas seulement de breveter les inventions faisant usage de logiciels, mais aussi les inventions réalisées entièrement de façon logicielle, c’est-à-dire de breveter les logiciels.
C’est pour lever cette ambiguïté délibérée que certains des amendements proposés visaient à supprimer ce terme du texte de la directive.

Explication des articles

Voici un rapide decryptage de la directive amendée, article
par article. Les considérants, eux, ont été peu amendés, ce
qui fait que certains peuvent encore affirmer que les
algorithmes sont brevetables. Néanmoins, seuls les
articles auront force de loi.

Article 1
Cet article est le seul qui n’a pas été amendé. Nous aurions voulu que le terme « invention implémentée par ordinateur » disparaisse, et que l’Article 1 stipule plutôt que : « La présente directive établit les règles concernant les limites de la brevetabilité et des possibilités de mise en oeuvre des brevets en ce qui concerne les programmes d’ordinateurs ».
Néanmoins, cela n’est pas très grave actuellement, et fera très probablement l’objet d’amendements en deuxième lecture.
Article 2a
Spécifie précisément la notion d’« invention implémentée par ordinateur », montrant bien que celle-ci doit posséder des caractéristiques techniques, et que les programmes d’ordinateurs font partie des caractéristiques non techniques.
Article 2b
Rappelle les quatre conditions de brevetabilité.
Article 2c
Article très important, qui stipule que la condition de technicité fait entre autres référence au monde physique, et que le fait d’utiliser des dispositifs techniques pour traiter des données ne rend pas les procédures de traitement de l’information (c’est-à-dire les logiciels) techniques et donc brevetables.
Article 2d
Limite la brevetabilité au monde industriel. Les implications de cet article sont grandes.
Article 3
Le traitement des données n’est pas un domaine brevetable, ce qui interdit les brevets logiciels, les méthodes commerciales et éducatives, etc.
Article 4.1
Nécessité d’une contribution technique.
Article 4.3
Seules les innovations liées aux caractéristiques brevetables rendent l’invention innovante et donc brevetable. Ainsi, un logiciel nouveau s’exécutant sur un matériel ancien ne pourra pas rendre le dispositif brevetable. Sinon, cela aurait été équivalent à reconnaître l’apport du logiciel à la brevetabilité.
Article 4.3a
Affirme la nécessité que la contribution technique soit liée à de nouveaux usages des forces de la nature. Complète l’article 2c, en rendant nécessaire, et non pas seulement suffisante, la nécessité de contribution technique.
Article 5
Refuse les brevets sur les méthodes intellectuelles (logiciels, méthodes éducatives, commerciales, etc).
Article 6
L’article 6 est caduc, puisque le rejet des brevets logiciels supprime tout problème d’interopérabilité. L’article 6a a cependant une portée considérable, car de fait il concerne les systèmes hybrides, et permet une interopérabilité sur ces systèmes, au moins au niveau des formats de données.

Et maintenant ?

Le texte voté en plénière par le Parlement Européen sera transmis au
Conseil et à la Commission qui, s’ils n’y adhèrent pas, le
réécriront et soumettront au Parlement Européen une
« version de compromis », qui sera de nouveau
soumise à vote en plénière (mais sans repasser devant les différentes
commissions du Parlement, comme cela a été le cas en première
lecture).


D’un point de vue stratégique, certains se sont demandé s’il n’aurait
pas été préférable que la proposition de directive ait été rejetée
lors du vote en première lecture, au motif que ce texte est inutile
dès le moment où un amendement à la CEB réaffirmerait de façon
explicite la non brevetabilité de tout logiciel. Qui plus est,
l’adoption en première lecture ouvre la possibilité qu’une version
remaniée par la Commission, autorisant à nouveau la brevetabilité
logicielle, soit votée par le Parlement Européen par mégarde,
lassitude, et/ou sous la pression des lobbies du brevet et de leurs
alliés extra-européens [5].

En l’état, du fait que les modifications de la CEB sont du ressort des
États membres de l’OEB, dont les représentants sont majoritairement
membres des offices de brevets nationaux, une demande de modification
de la CEB ne pourrait se faire que sous le strict contrôle de
l’autorité politique, qui n’est pas encore informée des enjeux du
dossier. La prise de position du Parlement Européen sur la directive,
après un débat intense qui a permis d’exposer très clairement
l’ensemble des arguments et enjeux, est donc un point très positif,
en ce qu’elle participe à cette prise de conscience. De plus, c’est
la première fois qu’un texte législatif définit explicitement la
notion de technicité, ce qui donne à cette directive une portée
considérable, dont les retombéess vont bien au dela du monde du
logiciel ainsi que des frontières de l’Europe. Qui plus est, elle
met les partisant du brevet logiciel sur la défensive, car ils sont
maintenant en devoir de prouver en quoi les amendements qu’ils
voudront réintroduire pourraient être bénéfiques pour l’Europe.

Il sera cependant nécessaire de surveiller attentivement l’évolution
du dossier au sein du Parlement Européen, afin que les amendements qui
seront votés en deuxième lecture confirment bien l’orientation prise,
et ne réintroduisent pas, au contraire, la légalisation de la
brevetabilité logicielle, comme cela a été le cas pour la
brevetabilité du vivant. Le vote final d’une partie des députés
européens (en particulier des groupes Verts, GUE, EDD, UEN, etc)
contre le texte traduit justement l’intention d’une partie du
Parlement Européen de ne pas signer un blanc-seing à la Commission, et
qu’ils seront prêts à faire rejeter le texte en deuxième lecture si la
Commission passe outre la volonté des représentants des citoyens.


Il s’agit donc, dans les mois qui viennent, de faire pression sur
les gouvernements nationaux afin que ceux-ci comprennent la portée
des amendements votés et les soutiennent au Conseil, et fassent
pression sur la Commission. Il reste donc encore beaucoup de
travail.

Références

[1]
http://europa.eu.int/comm/internal_market/en/indprop/comp/com02-92fr.pdf
[2]
http://www3.europarl.eu.int/omk/omnsapir.so/pv2?PRG=DOCPV&APP=PV2&LANGUE=EN&SDOCTA=2&
TXTLST=1&POS=1&Type_Doc=RESOL&TPV=PROV&DATE=240903&
PrgPrev=PRG@TITRE|APP@PV2|TYPEF@TITRE|YEAR@03|
Find@%2a%69%6e%76%65%6e%74%69%6f%6e%73|FILE@BIBLIO03|PLAGE@1&TYPEF=TITRE&NUMB=1&DATEF=030924
[3]
http://www2.europarl.eu.int/omk/sipade2?PUBREF=-//EP//TEXT+REPORT+A5-2003-0238+0+DOC+XML+V0//FR&
L=FR&LEVEL=3&NAV=S&LSTDOC=Y
[4]
http://swpat.ffii.org/papers/eubsa-swpat0202/plen0309/resu/index.fr.html
[5]
http://swpat.ffii.org/papers/eubsa-swpat0202/ustr0309/

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